vendredi 21 décembre 2018

Nicolas Mathieu : Leurs enfants après eux (N°1 - dec 2018)



 Nicolas Mathieu : Leurs enfants après eux - Actes Sud, 2018 - roman français. Prix Goncourt 2018



livre leurs enfants apres eux




Avec ce roman, Nicolas Mathieu, écrivain vosgien, a décroché le Prix Goncourt 2018, ce qui lui a valu beaucoup d’éloges dans la presse, éloge un peu plus mesuré de ma part…
Ce récit est une grande chronique de la France des années 1990 dans une ville fictive de l’Est, à l’abri des hauts fourneaux arrêtés et fermés qui « amènent une espèce d’ombre portée sur la vie des gens » dit l’auteur. Il connait bien ce décor puisqu’il y a grandi : « un décor post-industriel, un véritable cimetière des éléphants qui parle du passé des habitants ».
Quatre adolescents y passent leurs étés et vont passer de l’adolescence à l’âge adulte,  d’ou un roman en quatre parties : 1992, 94, 96, 98 et en même temps un roman choral avec une belle galerie de personnages dont on lit tour à tour les moindres gestes (lavage de dents et autres…) et les moindres péripéties sentimentales  dans les moindres détails… Le personnage principal est Anthony qui a 14 ans dans la première partie pendant laquelle il vivra ses premiers élans amoureux avec une jeune fille, Steph, d’un milieu social plus élevé que lui, inséparable de son amie Clem. Il tâtera à la drogue, ce qui nous vaut quelques passages déroutants. Il se heurte à Hacine, jeune maghrébin. Tous ces jeunes traînent et s’ennuient dans ce village sans animation. Comment tromper l'ennui dans cette vallée : en faisant beaucoup de "conneries"... Leur seul espoir est de fuir ce lieu pour se débarrasser de leur héritage. Evidemment les parents de chacun sont extrêmement différents et leurs portraits sont bien vus, un peu stéréotypés…Ces personnages ont leurs rêves  qui se sont  arrêtés en même temps que les hauts fourneaux. L’éditeur nous écrit : « il raconte des vies à toute vitesse dans cette France de l’entre-deux, des villes moyennes et des zones pavillonnaires, de la cambrousse et des ZAC bétonnées. La France du Picon et de Johnny Hallyday, des fêtes foraines et d’Intervilles, des hommes usés au travail et des amoureuses fanées à vingt ans ».
Le vocabulaire est hyper-réaliste dans les dialogues. L’auteur a choisi d’écrire comme les jeunes parlent, ce qui n’est pas du meilleur effet mais ce qui peut plaire aux jeunes de cette génération…
On termine ce roman social et politique en se demandant quel avenir auront ces jeunes : quel sera le futur d’Anthony ? C’est l’histoire  du rêve perdu d’un ado qui espère toujours.
Peu de livres sont consacrés à cette période récente de notre histoire, je pense. J’avais lu Gérard Mordillat : les vivants et les morts, paru en 2004.

mardi 27 novembre 2018

Philippe Lançon : Le lambeau (N°1 - nov 2018)

livre le lambeau 

Philippe Lançon : Le Lambeau - Gallimard, 2018 - témoignage


Philippe Lançon vient d’obtenir le Prix Femina pour son magnifique témoignage (prix qu’il dédie à son père mort juste au moment de la première  édition de ce livre) ainsi que le Prix spécial  du Jury Renaudot
Il est dans les locaux du journal Charlie Hebdo au moment de l’attentat du 7 janvier 2015 à 11h 28 et est « un rescapé ». A ce moment là il a 51 ans et est un pilier des pages « culture » du journal Libération et collaborateur-chroniqueur au journal Charlie-Hebdo. A son arrivée en retard, les journalistes discutent du fameux livre « Soumission » de Houellebecq, sorti les jours précédents.
Les cent premières pages sont d’une intensité incroyable : il a réussi à mémoriser toute la profondeur des sentiments qui se succèdent en lui avant et pendant cette tragédie pendant laquelle il reste lucide : poignant mais sans pathos. Il nous montre le basculement de sa vie en racontant les événements durant les quelques jours avant la tragédie : des faits de la vie banale de son travail de journaliste. Il imagine différents scénarios possibles qui aurait pu le sauver ou le tuer. Puis il raconte les moments tragiques :  Il est grièvement blessé aux mains et surtout à la mâchoire ayant le bas du visage réduit en bouillie : « Tout était brumeux, précis et détaché ». Il se souvient du néant et du silence juste après « un bruit sec ». Il reste « comme demi-mort » « Tout l’ordinaire a disparu » : il se dédouble, le lui d’avant et le demi-mort, explique-t-il. Que d’émotions bouleversantes en lisant ces lignes.
Viennent ensuite les très belles pages de son réveil après la première opération lorsqu’il voit son frère près de lui, puis ses parents de 81 ans (il se sent si triste de leur imposer cette épreuve), puis son ex-femme, puis sa compagne arrivée de New-York (billet d’avion payé par le journal Libération), puis l’entourage médical. Il nous fait une merveilleuse description de sa relation avec Chloé, sa chirurgienne, de ses rapports avec les équipes hospitalières, infirmiers et infirmières auxquels il rend hommage, avec les policiers qui le gardent.
Evidemment il aborde aussi sa reconstruction physique. Outre la souffrance à chaque opération , c’est aussi la douleur causée par la « trach’ » (trachéotomie), les sondes nasales et gastriques, le fameux VAC, Vacuum Assisted Closure, petit appareil   qui aspire les sérosités autour des plaies qui sonne à la moindre fuite même la nuit bien sûr…l’épreuve de la première douche, le rasage de ce qui reste du visage, les médicaments etc… 
Sa grande culture l’aide énormément pour sa reconstruction morale : dès qu’il le pourra, il écoutera de la musique, classique essentiellement, du Bach le plus souvent puis la littérature lui permettra de s’évader et de comprendre comment accepter ses souffrances : il lira et relira Proust (la mort de la grand-mère), Baudelaire, Hemingway, Flaubert, Balzac, Kafka et beaucoup d’autres. (Il cache même un livre sous sa couverture en partant au bloc pour la énième fois) puis il regardera des films anciens le plus souvent avec son frère.
Difficile de rendre compte ici de tout le cheminement de l’auteur durant cette longue hospitalisation pendant laquelle il a eu le « droit » à quatre « escapades ». Sa reconstruction physique et surtout psychologique se fait par petites étapes avec des hauts et des bas évidemment, des moments de découragements, des moments très forts dans les relations humaines. Ce récit est « un livre de survie » qui l’a sûrement aidé dans l’évolution de sa reconstruction. « On écrit pour les vivants en pensant aux morts » dit-il. Puis « comment accepter une ‘blessure de guerre’ dans un pays en paix ».
A lire absolument ce témoignage bouleversant, profond, émouvant, qui ne dégage aucune haine et qui n’est ni larmoyant, ni plaintif. Tant de choses à dire et de leçon à tirer de ce magnifique récit d’une grande sincérité, rempli d’humanité. « Un chef d’œuvre indiscutable » dit l’Express.

Laurent Gaudé : Salina (N°2 - Nov 2018)

  Laurent Gaudé : Salina - Actes Sud, 2018 - roman

 Laurent Gaudé est un auteur que j’aime beaucoup, qui est venu plusieurs fois à la Librairie du Channel de Calais nous faire des lectures, particulièrement après un séjour dans la Jungle : il avait  écrit en 2017 un poème superbe à ce sujet qui est paru dans un recueil titré « De sang et de lumière ».

Laurent Gaudé, écrivain, poète, dramaturge, écrivain de pièces de théâtre,  a obtenu le prix Goncourt des Lycéens en 2002 avec « La mort du roi Tsongor » puis le prix Goncourt en 2004 avec « Le soleil de Scorta », livre qui se passe dans les Pouilles italiennes sous un soleil écrasant (qui donne chaud en le lisant…). Il revient dans ce roman sur les thèmes des drames antiques et africains qu’il affectionne.
Il écrit aussi des romans humanistes sur des événements plus actuels : Eldorado, Ouragan, Danser avec les ombres que j’ai beaucoup aimés.
Ici, comme un conte philosophique, c’est l’histoire des « trois exils » (sous-titre) d’une femme de larmes, de vengeance et d’amour, « de cris, de viols, de combats, d’enfants perdus » dans un monde de légendes africaines.
Pour obtenir le droit d’enterrer sa mère, Salina, et pour le repos de son âme, Malaka, son dernier fils, doit mener la dépouille de sa mère morte sur une île-cimetière. Pour y avoir accès, il doit captiver son auditoire en racontant la vie de Salina, qui vécut  dans le désert dans un village de la tribu des Djimba où elle fut déposée étant bébé, petite être étranger venue d’on ne sait où. Elle y fut recueillie, adoptée et élevée par Mamanbala, sa mère de cœur,  puis bannie, brutalisée, humiliée, subissant de terribles injustices. Elle y a élevé seule Malaka à l’orée de ce village et prépare minutieusement sa vengeance…
La vie de Salina tient en un récit court de dix chapitres, comme dix tableaux d’une écriture captivante, forte, poétique : « une fable solaire qui évoque avec maestria la cruauté, la haine et la vengeance ».
« Ce court roman aux allures de mythe antique frappe par la force de son héroïne  sauvage » (Fémina) : il se lit d’une traire, le souffle court….


Gabriel Tallent : My absolute darling (N°3 - Nov 2018)

Gabriel Tallent : My absolute darling - Gallmeister, 2018 - roman américain.

 Ce livre est paru au printemps et ce fut le roman « outsider » le plus lu de cet été, porté par les médias qui l’ont encensé et les libraires qui l’ont recommandé. Certes le sujet traité de l’emprise d’un être sur un autre est actuel, mais la façon de l’écrire d’une violence incroyable, tant dans les actes terribles que dans l’écriture crue, me déplait et je m’inquiète que ce roman ait tant plu….

C’est « le combat d’une fille de 14 ans pour se sauver de l’emprise terrifiante de son père ». Ce qui est insidieux est que notre héroïne, qui a plusieurs prénoms, Croquette, Turtle ou Julia, a deux sentiments contradictoires  qu’elle ne peut distinguer. Elle est violée par son père qui lui dit des déclarations d’amour fou et lui fait faire des expériences d’ « une cruauté absolue » et en même temps elle aime ce père et la vie sauvage qu’il lui impose.
L’auteur décrit le mécanisme de l’emprise de ce père « veuf survivaliste au charisme terrifiant » dans les moindres recoins sur cette jeune fille désorientée qui ne connait pas d’autres vies.
Les seuls passages acceptables sont les descriptions  de cette enfant sauvage dans la nature qu’elle aime et qui la sauve. Le caractère exceptionnelle de cette adolescente combative et marginale à l’intelligence étrange sont bien écrits. Si elle ne s’en sortait pas grâce à son tempérament, le livre serait insoutenable.
A se rappeler que c’est un roman typiquement américain, à voir les armes à feu qu’ils possèdent.
Un journaliste demande à l’auteur : « Comment êtes-vous parvenu à décrire la relation entre Turtle et son père avec un tel réalisme psychologique ? ». Il répond : « Pour faire honneur au personnage de Turtle, décrire son expérience de la manière la plus précise et la plus respectueuse possible. Car, oui, il arrive que l’on aime ceux qui nous font le plus mal ».
Ce roman atroce et réaliste n’est pas à mettre dans n’importe quelle main…

vendredi 26 octobre 2018

Benoîte Groult : Journal d'Irlande (N°1-Oct 18)

livre journal d'irlande ; carnet de peche et d'amour, 1977-2003 

Benoîte Groult : Journal d'Irlande - Grasset, 2018 - récit biographique. 

 Les sous-titres donnent les détails de ce « journal » : Blandine de Caunes, fille de Benoîte Groult, a eu la bonne idée de réunir dans ce livre les journaux intimes de sa mère et ses carnets de pêche en Irlande de 1977 à 2003. Elle nous écrit une magnifique préface en hommage à sa mère. Certes nous saurons chaque jour le nombre de crustacés pêchés… mais nous nous régalerons des réflexions succulentes de Benoîte Groult sur sa vie, ses états d’âmes, son vieillissement, sans aucune concession. Quelle femme ! Son humour, sa lucidité, sa franchise, son auto-dérision sont incroyables.


Nous partons donc avec elle en Irlande en Camping-car pour acheter une maison (en l’occurrence ce sera un terrain pour construire une maison) dans le Kerry. Son mari Paul Guimard et elle ont un véritable coup de foudre pour cette « île des granits et des fous »…et sont tous les deux amoureux de la mer et du bateau et acharnés de pêche.
Cela nous vaut des descriptions magnifiques des paysages avec les arbres penchés,  les tempêtes incroyables, les pluies et le « drizzle » (crachin typique de l’Irlande) et les trombes d’eau… mais aussi les éclaircies d’une lumière incroyable, les maisons basses, la mer avec ses îlots, le goémon, les charrettes de tourbe et de varech etc… et aussi de longues énumérations quasi journalières du tableau de pêche : crabes, bouquets, écrevisses, langoustes, tourteaux, palourdes, bigorneaux, étrilles, crevettes, homards, oursins, pétoncles, turbots, lieus, trouvés dans les casiers, les haveneaux et trémails.
Nous suivons la vie de Benoîte Groult au jour le jour durant ses mois d’été passés en Irlande durant 23 ans. La vie avec son troisième mari, Paul Guimard, qui vieillit plus vite qu’elle mais refuse d’arrêter de fumer et de boire du whisky. Elle dit cette phrase que je trouve belle: « C’est reposant de ne plus aimer ou plutôt de ne plus être amoureuse » mais aussi la vie avec son amant américain, Kurt, rencontré en 1945 et retrouvé dans les années 60, qui venait souvent en l’absence de Paul mais avec son accord : « Cette sensation d’être aimée à la folie vaut toutes les crèmes de jouvence ». Ils vivent « une intense passion charnelle ».
On peut être surpris de voir tant d’ « amis » leur rendant visite : sa sœur Flora et son mari, Michel Déon, Jean-Loup Dabadie, François Mitterrand, les Badinter, Eric Tabarly, Regis Debray. « De chacun elle dresse des portraits saisissants de justesse et, parfois, de rosserie »
Chaque page amène une réflexion drôle, étonnante, bouleversante, originale de cette femme éprise de liberté.
A lire absolument par toutes les femmes d’un certain âge !!!!!

Eric Fottorino : Dix-sept ans (N°2 - oct 18)


 livre dix-sept ans


Eric Fottorino : Dix-sept ans - Gallimard, 2018 - roman

Eric Fottorino, ancien directeur du Monde et co-fondateur de la revue « 1 », apporte ici « une pièce manquante de sa quête identitaire ». Après les deux livres touchants sur son père biologique et son père adoptif (L’homme qui m’aimait tout bas et Question à mon père), il déclare tendrement son amour (tardif) à sa mère, qu’il appelle Lina, petite maman, petite mère. « L’histoire de mes origines aura occupé mon existence » dit-il dans une interview à l’Express.
Il déclare aussi que c’est un roman partant de faits réels ce qui lui donne la liberté d’inventer, de créer, de renaître… On imagine que ses rencontres avec le psychologue, avec l’amie de sa mère sont  fictives…Son histoire familiale se transforme en matériel romanesque.
Quatre parties pour ce récit qui commence par « un dimanche de décembre » durant lequel Lina révèle un terrible secret à ses fils après le déjeuner familial.
Cette révélation va le « scier », dit-il et il raconte qu’il a écrit 11 versions de ce livre. A la 7ème écriture, il apprend ce secret et fera encore 4 versions pour nous livrer ce roman
Les deuxième et troisième parties se nomment « Dans l’avion pour Nice » et « Je ferai comme si » : en effet il part sur les traces de sa mère, qu’il n’a jamais cherché à comprendre, quand elle avait 17 ans, qu’elle avait été envoyé à Nice pour le mettre au monde : quels endroits fréquentait cette ado lorsqu’elle était, enceinte de lui, son premier enfant illégitime : comment était-elle ? « En faisant son enquête il retisse ce lien familial qu’il s’est toujours empêché de sentir » (ELLE) : regrets, incompréhension, peur qu’il a toujours ressentis…Il n‘a jamais su communiquer avec sa mère « Je me sens infirme, handicapé dans l’expression de mes sentiments pour elle ». Magnifiques moments dans cette ville de Nice où nous le suivons de révélations en révélations toujours plus émouvantes, touchantes, intimes et explicatives de son comportement.
En dernière partie « On s’est laissés glisser », nous le retrouvons avec sa mère à Nice : l’auteur a découvert une femme blessée qui malgré tout a tenté de faire de son mieux et maintenant qu’elle est âgée, il découvre une femme courageuse, aimante, mais qui, comme lui, a du mal à exprimer ses sentiments. Très belle dernière partie et fin de ce roman qui semble bien véridique lorsqu’on voit l’émotion de l’auteur parlant de ce récit à l’émission La Grande Librairie.