jeudi 24 septembre 2015

Delphine de Vigan : D'après une histoire vraie - (N°1 Sept 2015)



livre d'apres une histoire vraie
Delphine de Vigan : D'après une histoire vraie - Lattès, 2015 - roman français

 Difficile de présenter ce roman à multiples facettes…avec deux thèmes principaux : l'emprise d'un individu sur un autre et une réflexion sur l'élaboration de ce roman entre fiction et réalité.

En début de récit, la narratrice commence une relation amicale avec L.. Cette narratrice se nomme Delphine et ressemble en tout point à l'auteur : elle est romancière, a deux ados d'un homme dont elle est séparée, qui vont prendre leur indépendance, a un amoureux François, journaliste qui anime une émission littéraire à succès et voyage beaucoup à cette époque pour faire des interviews d'auteurs américains. (Il est bien connu que l'auteur et François Busnel sont en couple).

L. est une très belle femme prévenante et troublante, veuve sans enfant. Elle est « nègre », c'est à dire rédige des livres pour les autres.

Notre Delphine est dans une phase fragile. Elle a publié un texte autobiographique sur sa mère bipolaire et elle-même. Le succès de ce roman l'a perturbée. « C'est dans cet état de vulnérabilité qu'elle rencontre L. qui exerce une emprise croissante sur Delphine en proie au doute » (Le Monde). « Une douce emprise, intime et troublante dont j'ignorais la cause et la portée » dit-elle. « L. s'est installée dans ma vie avec mon consentement, par une sorte d'envoûtement progressif ».

Le roman prend alors l'allure d'un thriller psychologique qu'on dévore d'une traite. L. exerce un « étau moral » sur Delphine : elle dit des phrases que Delphine a l'impression d'avoir déjà dites, elle dit avoir fait les mêmes études en même temps qu'elle, elle parle des deux films préférés de Delphine alors que celle-ci ne lui en a jamais parlé, elle finit par porter les mêmes vêtements que Delphine….

La tension croît au fil des pages. Jusqu'où va aller cette L. ? Quand Delphine va réaliser la prise de pouvoir qu'exerce L. sur elle ?

Après les perturbations qu'a connu Delphine à la parution de son livre autobiographique, elle subit le syndrome de la page blanche ou plutôt elle est pétrifiée devant l'écran de son ordinateur par manque d'inspiration et de confiance en elle. Elle glisse vers la dépression.

C'est alors que L. veut la convaincre de poursuivre sur la voie de l'autobiographie, le roman de fiction étant mort pour elle : c'est ainsi que « la question de la vérité et des genres littéraires (roman, fiction, autobiographie) est au cœur du livre qui est une puissante réflexion sur le pouvoir de la littérature » (La Croix). C'est une remise en place de son rôle : Est-ce important que tout soit véridique et réel ? Delphine de Vigan dit à un journaliste de Match : « Ce livre a été écrit en réponse à la fascination extrême de notre société pour le « vrai », « vrai »à la télé, « vrai » au cinéma, « vrai » dans l'écriture ». Le roman définit la différence entre l'autobiographie, la confession, la fiction, le vrai mensonge et le « mentir -vrai ? L'auteur nous laisse démêler le « mentir- vrai » ou « la parole-vérité ». Réalité et fiction s'entremêlent et fusionnent. L'auteur nous trouble en brouillant les pistes de telle sorte que fiction et réalité ne se distinguent pas. Elle mêle souvenirs et inventions romanesques.

J'ai beaucoup aimé la construction de ce roman. Les trois parties Séduction, Dépression, Trahison sont bien ficelées. J'ai aimé aussi les citations de phrases de Stephen King au début de chaque chapitre, cet auteur américain ayant inspiré Delphine de Vigan. J'ai aimé les références à certains auteurs que j'apprécie beaucoup comme David Vann, Véronique Ovaldé, Salinger et Proust. J'ai aimé l'écriture fluide et habile, si facile à lire. En un mot j'ai beaucoup aimé ce « roman ». Il m'a passionnée et fasciné d'un bout à l'autre.

En fait c'est sur nous que l'auteur exerce son emprise et elle nous passionne jusque la fin des 480 pages : elle est « bluffante » jusqu'au bout. Si l'on lui dit : « L. existe-t-elle ? ». Elle répond : « Sous une forme ou sous une autre, dans mon imagination ou dans ma vie, je ne peux pas répondre »…..

Carole Martinez : La terre qui penche (n°2 Sept 2015)

  • livre la terre qui penche 

Carole Martinez : La terre qui penche - Gallimard, 2015 - roman français

Après le « Coeur cousu » (2007) avec Solidad, l'andalouse, dont je parlais récemment dans ce blog, ayant rencontré l'auteur, et « Le domaine des Murmures » (2011) avec Esclarmonde, emmurée vivante avec des secrets incroyables, nous voici deux siècles plus tard, avec Blanche, toujours dans ce même domaine en Franche-Comté et la rivière enchanteresse de « la Loue » pour un conte médiéval pour adultes. On sait que l'auteur aime consacrer ses récits à des héroïnes féminines.

Nous allons suivre le destin incroyable de Blanche qui a 12 ans en l'an 1361. Son père l'emmène, innocente et inconsciente de la vie à venir, avec ses gardes, dans l'immense forêt inquiétante qui sépare son château du Domaine des Murmures. Cette fillette, orpheline de mère à l'âge de un an, « un peu sauvageonne, inquiète et décidée » pense être sacrifiée au diable et ainsi stopper les guerre, la peste, la sécheresse ou les pluies torrentielles…

« Comme deux fantômes qui n'en font qu'un », nous entendons deux voix en alternance : voix de la petite fille et voix de sa vieille âme errante qui évoque les souvenirs de sa délicieuse enfance.

Nous rencontrerons des personnages d'un monde magique et chevaleresque : le père de Blanche, le beau chevalier qui depuis la mort de sa femme ne pense qu'aux armes, à la ripaille, aux putains et au diable ; son futur beau-père, Jehan de Haute-Pierre « ce bon gros seigneur » ; Aymon, son fiancé que l'on nomme l'Enfant ; Eloi le beau charpentier et sa force surnaturelle. Entrerons en scènes aussi tout un monde de fantômes rieurs, d'ogre amateur de petites filles, de cuisinière de plats magiques, de Dame Verte représentant la « somptueuse et nonchalante » rivière La Loue, d'un cheval Bouc magnifique et particulièrement intelligent, de « loups des sable ». Chacun racontera à Blanche une partie de l'énigme de sa naissance et de sa vie, ce qui nous mènera à un dénouement imprévisible...

Difficile de vous transmettre l'enchantement et l'envoûtement que l'on ressent à la lecture de ce récit avec un mélange d'écritures : prose poétique, sensuelle et charnelle (quelque fois un peu crue), passages de poèmes, quelques dictons d'époque, quelques chansons dont l'auteur nous explique les origines à la fin du livre dans une « lettre à mon éditeur ».

Il faut lire et relire quelques passages de cet univers féérique : la description de la petite chemise d'un réalisme touchant, celle du vieux jardinier, celle d'Aymon, « enfant-chien », simple d'esprit avec ses frasques, celle du filage de la laine, celle de la façon d'apprendre à écrire, celle de l'intimité avec le cheval, celle des moments de veille du malade, celle de la rivière la Loue et des sensations du corps dans l'eau, celle du moments des vendanges, celle des tournois des chevaliers et la légende de la rose noire….

On tombe sous le charme de ce magnifique « conte médiéval aussi singulier qu'envoûtant où il est question de filiation, de solitude mais aussi d'amour et d'espoir (LIRE)

Jérôme Garcin : Le Voyant : Gallimard, 2015 - (n°3 Sept 2015)

Jérôme Garcin : Le Voyant - Gallimard, 2015 - roman français


Jérôme Garcin a toujours aimé écrire des portraits d'hommes à l'âme forte et à la vie fulgurante, tel le livre sur son père disparu accidentellement à 45 ans « La chute de cheval » paru en 1998, sur son frère jumeau mort très jeune « Olivier » paru en 2011, sur Jean Prevost (Pris Médicis de l'essai en 1994, sur Jean de la Ville de Mirmont, soldat en 1918 « Bleus horizons » paru en 2014.

Ici dans « Le Voyant », il nous fait un récit admirable de la courte vie de Jacques Lusseyran, l'aveugle résistant. Après avoir relu le récit autobiographique de cet homme à la vie hors du commun « Et la lumière fut » (réédité en 2005 et en poche en 2008), Jérôme Garcin décide de rendre hommage « à cet enseignant et écrivain d'une fascinante sensibilité qui résista au nazisme et dévora la vie en dépit de sa cécité » (La Croix). Il veut raconter cette vie pour « comprendre les profondeurs de cet homme brillant et paradoxal. Je me souviens, dit-il, des émotions contradictoires que j'éprouvais à la lecture de son témoignage magistral et capital ». « Cela le passionnait aussi, dit-il, de raconter tout un pan de l'Histoire à travers les sensations d'un aveugle ».

Cet homme, né en 1924, est devenu aveugle à l'âge de 7 ans suite à une bousculade à l'école. Il dit : « J'avais perdu mes yeux, je ne voyais plus la lumière du monde et la lumière était toujours là… Je voyais avec les yeux de mon âme ». Il apprend le braille rapidement , soutenu par des parents cultivés, lettrés, mélomanes qui désirent lui donner une vie « normale ». Il retourne à l'école, fait de brillantes études, puis « l'aveugle clairvoyant » se fait Résistant. Il entre dans un réseau où on lui confie le recrutement car il sait détecter un mensonge par l'intonation de la voix et juge à la façon de serrer la main… Il s'entoure d'amis sûrs. Il dit : « Seuls venaient à moi ceux qui étaient capables de générosité et de compréhension ».

En 1943, il est arrêté et transféré à Buchenwald et réussit à survivre : « Il ne verra pas les horreurs du camp de la mort, il les sentira, les entendra et pire encore le imaginera ».

Au retour, une nouvelle vie commence. La loi française empêche les aveugles d'enseigner, il part donc aux Etats-Unis mais alors se laisse embarquer par un gourou qu'il considère comme « son maître de joie ». Sa première femme restera avec ce gourou. Il se remarie avec une toute jeune élève et ils se tuent tous les deux dans un accident de voiture sur la RN 23, lui à l'âge de 47 ans.

Jérôme Garcin rend « grâce à cet homme avec une sincérité pleine de chaleur alliée à une écriture belle et humble » dit un critique du Figaro. Bel hommage à cet auteur que j'aime beaucoup qui anime l'émission « Le masque et la plume » sur France Inter depuis 1989 et qui est journaliste à l'Obs. Il a su nous transmettre son admiration et son émotion dans ce beau récit biographique sobre et juste et a réussi à nous exprimer son attachement à cet homme sensible et admirable.

Anthony Doerr : Toute la lumière que nous ne pouvons voir - (n°4 Sept 2015)


livre toute la lumiere que nous ne pouvons voir Anthony Doerr : Toute la lumière que nous ne pouvons voir. - Albin Michel, 2015 - roman américain

C'est en venant, il y a quelques années, au festival « Etonnants voyageurs » à Saint-Malo qu'Anthony Doerr, jeune auteur américain, ayant appris que cette « cité-pirate » avait été intégralement détruite par les bombardements américains en 1944, a décidé d'écrire ce livre.

Ce n'est pas un roman de guerre mais l'auteur « offre un regard neuf sur les événements déjà maintes fois évoqués ». On imagine qu'il s'est énormément documenté, beaucoup de détails l'attestant, et fait des recherches sur les deux mondes qu'il nous met en scène en 1940 :

- Le monde de Marie-Laure : Fille du serrurier « en chef » du Muséum d'Histoire naturelle à Paris, aveugle depuis l'âge de 6 ans, orpheline de mère, cette adolescente vit avec son père, se repérant dans l'appartement familial et son quartier grâce à des maquettes très précises construites par lui. L'auteur nous fait une très belle description des sentiments et de la vie de cette jeune aveugle.

- Le monde de Werner Pfennig : C'est un jeune allemand, orphelin, étrange solitaire, petit avec des cheveux blancs. Elevé dans un orphelinat dans la Ruhr, il est destiné à descendre dans la mine mais il se passionne et devient un petit génie pour les radios et les transmissions électromagnétiques et est repéré par des allemands du Troisième Reich qui l'embrigadent et l'envoient « dans une école réservée aux élites du régime pour le transformer en redoutable chasseur de radio ennemie » (critique de La Croix). Incroyable destin que la vie de cet enfant puis ado sous le régime hitlérien.

A l'approche des troupes allemandes, Marie-Laure et son père quittent Paris et se réfugient chez un mystérieux oncle à Saint-Malo. Werner, après avoir été envoyé en Russie, se retrouve à Saint-Malo. Les deux destins de nos héros se rejoignent dans cette ville...

L'auteur écrit, en alternance, un chapitre sur chacun de ses héros. Il nous décrit l'Europe en guerre d'une façon surprenante. Les chapitres sont brefs, courts, rythmés ce qui permet de lire sans relâche ce gros livre de 600 pages.

Nous avons pu voir l'écrivain à l'émission « La Grande Librairie », « quadra au crâne lisse, au regard rieur presque enfantin ». Il fut lui-même un enfant prodige, connaissant très jeune tous les noms des animaux et des plantes : « Le monde était ma salle de classe » dit-il. On peut l'imaginer lorsqu'il met en scène cet adolescent palot, ami de Werner, passionné d'oiseaux et qu'il nous écrit des pages magnifiques sur la nature.

« Anthony Doerr dessine une fresque d'une beauté envoûtante » ce qui donne à son roman « la force physique et émotionnelle d'un chef d’œuvre » (Library Journal)