samedi 28 janvier 2012

Kéthévane Davrichewy : Les séparées


Kéthévane Davrichewy : Les séparées - 2012, ED Sabine Wespieser - roman français.

C’est un roman à deux voix, celles de deux amies d’enfance, séparées depuis 5 ans et qui ont fait le deuil de leur amitié.

L’une, Alice, plus réservée et plus douce, nous raconte sa vie et cette amitié en rêvant à la terrasse d’un bistrot parisien. L’autre, Cécile, plus fragile et plus originale, est dans le coma à l’hôpital après un accident de voiture ne pouvant communiquer et entendant ses proches attristés. Elle élabore dans sa tête des lettres qu’elle pourrait écrire à son ancienne  amie.

Sans amertume ni aigreur, elles vont chacune leur tour évoquer les souvenirs communs de leur enfance  dans leur famille très différente, de leur adolescence pendant les « années Mitterrand » et le début de leur vie de jeune femme mariée et mère de famille. Elles vont expliquer comment tout a pu basculer à cause de la complexité des sentiments, des liens tortueux, des silences et des non-dits. « Tout ce qui a pu les séparer, la perte d’un frère, la mort d’un père, la révélation d’un secret enfoui n’a pas rompu le lien » mais leur éloignement se comprend peu à peu.

Ce livre est très subtil, d’une écriture sensible et pudique « saisissant des émotions réelles » et un regard vrai sans jugement sur l’amitié. « L’ambiguïté des sentiments amicaux est restituée avec finesse » dit Alice Ferney.

Cet auteur, qui avait reçu en 2010 le prix Version-Fémina » pour La mer Noire (dont j’avais fait une fiche élogieuse) confirme son talent de fine psychologue. Dominique Bona dit : « J’ai aimé l’intimité des voix dans ce roman ».


Philippe Broussard : La disparue de San Juan

Philippe Broussard : La Disparue de San Juan - Ed. Stock, 2011 - Document

Philippe Broussard, journaliste, rédacteur en chef du service « Enquêtes » de l’Express veut rendre hommage à Marie-Anne Erize et raconter, au plus près, la vie de cette « Disparue de San Juan », enlevée par des militaires en civil le Vendredi 15 Octobre 1976 au Nord- Ouest de l’Argentine et dont le corps n’a jamais été retrouvé. En 2008, l’auteur part sur les traces de cette jeune femme, mannequin et militante péroniste. Il alterne le récit chronologique de la vie de Marie-Anne et des lettres écrites par lui-même à la mère de la jeune femme, Françoise, actuellement âgée de 84 ans. Ces lettres rendent ce récit très émouvant et espérons qu’elles aident cette maman et la famille à surmonter son chagrin et a mieux comprendre…

Nous apprenons comment Françoise, la mère de Marie-Anne, benjamine d’une grande famille, débarque en 1941 en Argentine, puis repart en France pour ses études pendant lesquelles elle devient très pieuse puis revient en Argentine pour se marier. De cette union, naîtront 7 enfants dont Marie-Anne en 1954.

Cette famille vivra jusqu’en 1962 au nord de l’Argentine à Wanda, village dans une enclave entre le Paraguay et le Brésil, dans une nature magnifique avec une terre rouge dans des conditions plus que modestes mais moralement très solides et solidaires : « Chez les Erize, la foi est au cœur de tout ». On comprend le côté sauvage et bon cœur qu’a toujours gardé Marie-Anne.

En 1962, la famille vient habiter près de Buenos-Aires. Les enfants sont tous Scouts ou Guides : « Un vrai clan, tendance boy-scout, bohême et bigot à la fois, avec des parents soucieux de l’équilibre entre libertés et contraintes ».

Puis Marie-Anne va connaître le monde de la Mode en étant mannequin. C’est à ce moment-là que l’on se rend compte de la double personnalité de Marie-Anne : mi-argentine, mi-française, pieuse avec les scouts catholiques, charmante en tant que mannequin dans le monde des « people », généreuse comme aide-sociale dans les bidonvilles.

En 1973, sa vie bascule quand elle renonce à la mode et devient militante péroniste puis entre dans la clandestinité au sein des Montoneros, mouvement d’extrême gauche.

Evidemment on traverse l’histoire politique de l’Argentine : l’idéologie nationale catholique de la Junte puis le coup d’Etat de Mars 1976 au cours duquel l’Argentine bascule dans la dictature et les répressions massives qui ont lieu avec la tactique des « disparitions forcées » et les « vols de la mort ». La Croix Rouge annonçait 20.000 « détenus-disparus ». On se rappelle des Mères de la Place de Mai avec les photos des « disaparecidos » qui manifestent depuis Avril 1977. Puis ce fut à partir de 1983 un retour à la démocratie avec Raul Alfonsin qui crée la CONADEP (Commission nationale sur la disparition des personnes). Les poursuites judiciaires continuent : le suspect qui aurait enlevé Marie-Anne est en prison en attendant un procès prévu début 2012…


Il est passionnant de suivre le parcours de Marie-Anne dans ce pays déchiré et on s’attache à cette jeune femme aux multiples facettes :  « Sa vie était si compartimentée : famille, politique, amour, amitié, mode… »


lundi 23 janvier 2012

Emma Donoghue : Room

Room  Emma Donoghue : Room - 2011, ED Stock - Roman étranger


C‘est l’histoire de Jack, un petit garçon de 5 ans, qui est le résultat de l’enlèvement, du viol et de la séquestration de sa maman à l’âge où elle était étudiante il y a 8 ans. Jack, ce petit bonhomme, ne connaît que la chambre « Room » où il habite, c’est-à-dire un abri de jardin transformé, insonorisé, invisible. Le seul lien extérieur est le kidnapper, le « Grand Méchant Nick » qui apporte à manger chaque semaine et tient la mère et l’enfant sous sa coupe.

 L’originalité de ce récit est que Jack est le narrateur : « c’était un défi : décrire un monde minuscule à un mètre du sol par les yeux d’un enfant « sauvage » » nous dit Emma Donoghue dans une interview. L’auteur réussit à nous faire rentrer dans la tête de Jack en se servant de la voix de l’enfant avec les maladresses et les fautes de cet âge et le langage enfantin, agaçant, déroutant et parfois difficile à comprendre au début, rend ce livre très émouvant. Ses seuls amis s’appellent « Madame Télé » ou « Monsieur Chaise » comme s’il s’agissait d’êtres vivants et Dora l’exploratrice, personnage d’un dessin animé qu’il aime regarder à la télévision.

On peut tirer un coup de chapeau à la traductrice qui réussit à rendre pleinement le langage de l’enfant en inventant même des « mots-sandwich » (comme  dit l’enfant) tel que « peurageux » pour peureux et courageux !

Ce huis-clos a développé évidemment un lien très fort entre ces deux êtres, l’allaitement étant le symbole de leur attachement charnel, physique et psychologique. La routine de la vie dans ce « 4 mètres-carré »  est décrite avec énormément de finesse et l’auteur analyse très intelligemment le rapport mère-enfant. La maman réussit à entretenir l’illusion d’une vie normale et l’enfant mélange le réel, la fiction, le « dehors ». Jusqu’au jour où elle va « tout risquer pour permettre à Jack de s’enfuir ». Le roman prend alors la tournure d’un thriller et la tension monte. On ne peut s’arrêter de lire tant le moment est palpitant.

Mais comment Jack et sa maman vont-ils réussir à trouver leurs repères dans la vie du « Dehors » ? Quel accueil va leur réserver le monde extérieur ? L’analyse des traumatismes subis par les deux personnages est lucide, envoûtante et glaçante.


Room - Ed. Stock (La cosmopolite), 2011 - Roman

Olivier Frébourg : Gaston et Gustave

Olivier frébourg : Gaston et Gustave - Gaston et Gustave Ed Mercure de France, 2011 - Document

C’est grâce à Gustave Flaubert que l’auteur a décidé d’être écrivain, après la lecture de « Madame Bovary » à l’âge de 14 ans. Et, coïncidence ou signe, dans la cour du CHU de Rouen où l’auteur se rend quotidiennement pour voir Gaston, l’un de ses fils jumeaux né prématurément (l’autre étant décédé), trône la statue de Flaubert. L’auteur va donc faire un parallèle entre la lutte pour la vie de son enfant et la vie du « patron des écrivains » et lui rendre ainsi hommage.

L’analyse des sentiments par lequel passe l’auteur est subtile, bien écrite et touchante : son absence au moment de l’accouchement, sa culpabilité d’avoir emmené sa femme en Week-end peu de temps avant les naissances, sa douleur devant la mort d’un des jumeaux nouveau-né et son incinération, son chagrin près du jumeau vivant et l’attente au rythme des alarmes qui se déclenchent quand le bébé « oublie » de respirer, sa mélancolie devant ces événements, son impuissance au moment de la séparation avec son épouse qu’il décrit avec beaucoup d’admiration et d’attachement, sa façon de se ressourcer en faisant une marche à pied sur les pas de Flaubert : tout est magnifique, finement analysé, exprimé avec délicatesse, subtilité et réalisme.

Flaubert lui sert de soutien et l’aide à excuser ses états d’âme pathologiques et larmoyants, puisque Flaubert est passé par les mêmes apitoiements, le même désarroi devant la mort, devant le problème de la paternité, ayant depuis son enfance un fond de tristesse et de pessimisme pour supporter « la triste plaisanterie de l’existence ». L’auteur, grâce à l’inspiration de Flaubert, saura comme lui analyser les sentiments avec un « souci d’exactitude documentaire », une objectivité impartiale et un réalisme surprenant.

Ce récit très réussi, est-il une biographie, une autobiographie, un document ou un roman ? Tout à la fois, je pense : vie de l’auteur lui-même, vie  de Flaubert, réalité des faits …En tout état de cause, les deux héros nous touchent aussi bien le Flaubert très réaliste qu’Olivier Frébourg très intime et très naturel.